Larvaire et triomphante

De par ma nature d’être humain, je suis née incomplète.

De mes deux mains dépourvues de griffes ou de sabots, je me façonne une seconde nature, je me réinvente, je crée par la culture ce qui manque à ma nature. Je pense que nous sommes fondamentalement néotènes, comme l’axolotl, c’est-à-dire que nous présentons des caractéristiques juvéniles alors que nous sommes adultes. C’est pourquoi nous sommes toujours en quête d’un vide à combler, d’un accomplissement plus grand que soi.

Pour moi, la vie adulte manque cruellement de sens. Elle me semble trop souvent aride, répétitive, exigeante. Tout se passe, en société, comme si l’imago de l’humain (s’il en avait un) était le travailleur. On se définit d’ailleurs presque toujours par notre travail. Que se passerait-il si nous acceptions notre incomplétude? Sans doute pourrions-nous être multiples, encore plus que nous le sommes.

Je suis d’avis qu’une fois notre subsistance assurée, c’est le jeu qui devrait occuper la place de choix dans nos existences, peu importe la forme qu’il prend pour chacun. Le jeu, c’est l’art, l’exploration, mais aussi le sport, la recherche de solutions, etc. Le jeu, c’est l’expression de notre créativité. Et nous sommes tous des créateur.trice.s.

La vie me fait mal quand je la prends trop au sérieux, quand j’oublie qu’elle est avant tout mon cœur qui bat.

Je veux, comme mon chat (lui aussi néotène, parce que domestiqué), guetter avec fébrilité le prochain moment de jeu. Je me veux disponible aux joies, infiniment souple, poreuse, naïve, émerveillable. Je veux m’accepter larve (donc inachevée), laisser la parole à l’enfant qui m’habite, parole qu’elle n’a pas eue, ou trop peu, comme bien d’autres enfants, à qui on demande d’obéir sans discuter, alors qu’ils ont une si grande sagesse, un si grand appétit pour la joie. Je veux rire à en perdre la voix, me réjouir de me coucher tard, m’extasier de tout (surtout des choses minuscules), danser comme mon corps en a envie, goûter mes émotions, toucher mes semblables du bout des yeux, du fond du cœur, cueillir et semer l’enthousiasme, vivre ma vie comme une chasse aux trésors multiples où les trésors seraient des ami.e.s (toutes espèces confondues) avec qui éprouver des plaisirs qui se suffiraient à eux-mêmes, qui n’auraient d’autre sens que le plaisir et la connexion avec l’autre, donc l’amour.

Je n’ai rien à accomplir, sinon jouer et guérir. Aider les autres à jouer et à guérir, les laisser m’aider à guérir et à jouer. Avoir la joie pour principale nourriture. La mienne et celle des autres.

Ce texte est une trace de ma joie. Rien de plus. Rien de moins.

****

Assise devant mon ordinateur depuis des heures, j’achève de réviser une thèse de doctorat. Je m’attarde sur des notes de bas de page, louchant souvent vers la fenêtre, où m’appellent de nombreux oiseaux, où les arbres dansent dans le vent. Le stress coulant dans mon cerveau rend le temps infini. Je doute sans cesse. C’est mon travail, de douter. Naturellement, je doute même (et surtout) de moi.

Ces derniers jours, je sens un engourdissement le long de mes bras, de mes jambes, mais aussi dans mon cœur. Ma joie, quand j’y ai accès, n’est jamais plus que tiède. Rien ne me touche plus qu’en surface. J’aime avec moins de ferveur. Je n’aime plus que de façon théorique. Je ne vis plus que de façon théorique. Et je me répète que ça passera, que je me retrouverai. Qu’après ce contrat, je travaillerai moins, que je profiterai davantage de mon cœur qui bat. Mais ça a un air de déjà-entendu. Je refais cette erreur et je ne sais même pas pourquoi.

Je bute sur un passage dense, je le relis plusieurs fois. À chaque relecture, le sens des mots m’échappe un peu plus. Puis, peu à peu, je ne les reconnais plus, et ils se mettent à clignoter sur la page, à grossir, à rapetisser, à se distordre, à s’étirer, à danser, à faire des acrobaties, à jongler avec des points, à surfer sur des virgules, à s’enlacer, à se raturer, à s’attaquer, à s’égorger, à se dévorer. Je les entends rire, pleurer, gémir, hurler, supplier, rire encore. Mon épiderme se couvre de frissons et une boule se forme dans ma gorge.

Je ferme les yeux. Le sol cesse de trembler.

Quand je les rouvre, je ne vois presque plus rien, comme si on m’avait enveloppée d’une toile où la lumière perçait à peine. Remuant les doigts et les orteils, je les sens pris, captifs d’une membrane étroite. Lorsque je me rends compte que c’est tout mon corps qui est enserré dans cette pellicule souple, je me tortille assez pour qu’elle se fende le long de ma poitrine. Je me tortille assez pour m’en extirper tout à fait, puis je retrouve la lumière et la mobilité.

C’est avec stupeur que je constate qu’une forme blanchâtre a pris place sur la chaise où j’étais assise. Une sorte de fantôme. La respiration suspendue, je m’en approche. Je m’y reconnais avec perplexité. Mes formes, ma posture, mes textures. La grande bosse qui me tient lieu de dos et me courbe l’échine. Le recroquevillement de mes épaules. La crispation de mes doigts. Ma bouche grande ouverte comme devant une horreur sans nom. À l’image de ma vraie bouche, qui s’ouvre de terreur devant ce spectre, cette carcasse vide, cette peau déformée que je n’habite plus. Je me gonfle de courage, puis souffle à l’intérieur de la forme. La membrane vibre légèrement, puis s’affaisse. La matière, asséchée et dure, s’effrite sous mes doigts qui la palpent. Je lève les yeux vers l’ordinateur, qui n’est plus là. La pièce s’emplit de soleil.

Je caresse mon épiderme tout neuf, qui porte toujours mes tatouages et mes cicatrices. Il me semble que j’ai rétréci un peu, moi qui étais déjà petite. J’inspire jusqu’au fond des poumons. Mon cerveau pétille. Deux minutes plus tard, j’enfourche mon vélo et me dirige vers le fleuve. Je veux de l’herbe et des fleurs plein mon visage, de l’eau fraîche pour mes pieds. Paresser sur la plage. Y écrire des mots qui s’effaceront. Y ériger des royaumes éphémères.

Je suis larvaire, enfant éternelle, comme tous les êtres humains. Incomplète et pourtant facilement comblée.

Je suis une enfant qui a maintenant l’âge de s’appartenir.
À propos de l'œuvre...
J'ai reçu le thème de l'imago avec ravissement, moi qui ai une prédilection pour les thèmes biologiques. Ne connaissant pas cette notion, j'ai fait plusieurs recherches pour m'inspirer, ce qui m'a amenée à découvrir la notion de néoténie, et je me suis intéressée particulièrement à la théorie de la néoténie humaine. Ça rejoignait bien l'enfant que je suis toujours et que je m'efforce de soigner, d'écouter, de suivre là où elle veut m'amener. Ce thème, enrichi par la notion de néoténie et l'idée d'enfant éternelle, m'a conduite sur une route où de multiples voix étaient possibles. J'ai opté pour un texte en diptyque, alliant essai et récit, qui me permettait de réfléchir et d'imaginer.

Hélène Laforest

Longueuil (Québec)
« Particulièrement intéressée et stimulée par la cocréation, je me suis lancée avec enthousiasme dans ce projet. C'était excitant d'avoir un thème pour toute contrainte et d'être l'amorce d'une série de créations. C'est comme si mon texte allait avoir des amis. J'espère participer à nouveau à des chaînes, faire l'expérience de m'inspirer de la création de quelqu'un. »